L’anti Dupuis-Déri

L’anti-Dupuis-Déri

Le docteur FDD

Le docteur FDD

« Certains doutent d’un nouveau départ de la révolution, répétant que le prolétariat se résorbe ou que les travailleurs sont à présent satisfaits, etc. Ceci veut dire une de ces deux choses : ou bien ils se déclarent eux-mêmes satisfaits ; et alors nous les combattrons sans faire de nuances. Ou bien ils se rangent dans une catégorie séparée des travailleurs (par exemple, les artistes); et nous combattrons cette illusion en leur montrant que le nouveau prolétariat tend à englober à peu près tout le monde. »

Guy Debord,
Les mauvais jours finiront, 1962.

Dans la polémique qu’il engage envers notre collectif et la Proposition de guerre, Francis Dupuis-Déri pose la question des moyens à adopter pour provoquer une brèche révolutionnaire. À cette question – fondamentale pour l’anarchisme puisque son idéal ne peut se réaliser qu’à condition que la société actuelle soit détruite entièrement – il répond qu’il ne croit pas possible l’ouverture d’une brèche révolutionnaire. Il ajoute aussi que plusieurs générations de révolutionnaires se sont heurtés sans succès à ce problème, que le capital est trop bien organisé et trop stable pour être vaincu – et que si une victoire est possible, elle ne dépendra pas de l’action des anarchistes mais bien de contradictions indépendantes de l’action des révolutionnaires.

Dans ce contexte, poursuit-il, il est suffisant de se contenter de participer à une contestation limitée, qui ne vise pas le renversement du système mais cherche seulement à en limiter les effets. Vouloir aller plus loin, critiquer le manque de perspectives de la contestation permanente, c’est pour M. Dupuis-Déri faire le jeu des polices qui « ont si souvent fomenté des divisions et des rivalités au sein des mouvements contestataires. » C’est faire le jeu « des agents infiltrés [qui] ont régulièrement semé la zizanie entre contestataires en provoquant de fausses querelles. Des policiers ont miné la solidarité en diffusant des critiques incendiaires contre des révolutionnaires, ce qui leur permettait de mieux torpiller le mouvement de contestation. »

Cette accusation, de la part d’un individu qui mène une carrière – lucrative selon son propre aveu – d’intellectuel anarchiste, en dit à elle seule assez long sur son état d’esprit. Ainsi, le discours qu’il produit en tant que salarié de l’université ne doit souffrir d’aucune contestation sur sa gauche, ne doit être remis en cause par aucune exigence de cohérence, ne doit pas se voir critiqué pour son manque de perspectives à long terme. Exercer une critique du milieu anarchiste et de leur idéologie, c’est aider les flics dans leur travail ! Rien de moins !

Cette vision simpliste de l’anarchisme refuse de condamner les pires stupidités mais distribue allègrement l’anathème sur la critique. Or, sous ces accusations faciles, derrière cet écran de fumée sophistique, se cache une méthode d’analyse tronquée, quelquefois malhonnête, mais toujours injustifiable. M. Dupuis-Déri tente de masquer son absence de pensée derrière un fard de tolérance, ses lâches renonciations derrière une interprétation frauduleuse de l’histoire, son inconsistance politique derrière un synthésisme de pacotille.

Il se satisfait de sa situation de privilégié, refusant de voir que sa responsabilité, en tant qu’être humain, est de détruire ce système qui généralise l’esclavage et détruit la vie. M. Dupuis-Déri est anarchiste comme un riche est charitable: il s’agit plus d’un procédé pour soulager une conscience coupable que d’un engagement sincère provenant de convictions réfléchies.

Cet essai tentera de dévoiler la vraie nature des idées de M. Dupuis-Déri, et de leur opposer une vision qui soit authentiquement anarchiste. Comme toute bonne critique, c’est en jetant un regard sur la méthode que nous ouvrirons les hostilités.

1) Sur la méthode

a) Du prolétariat

La lecture de la Proposition de paix de M. Dupuis-Déri nous a laissé une impression de confusion, parce qu’elle a tendance à constamment isoler des éléments fragmentaires de la société, et par le fait même rend inintelligible toute conception de la société comme une totalité(1).

Ainsi, un de ses thèmes préférés, celui de la cohésion et de la puissance des « élites »(2), se situe uniquement sur le terrain de l’idéologie dominante, sans jamais faire la part de son contraire historique et dialectique, le prolétariat. Quand il en parle, c’est pour passer à côté de la question et affirmer d’emblée que la bourgeoisie « dispose de moyens infiniment plus grands que les nôtres pour matérialiser leurs stratégies… » et que par conséquent, la défaite est assurée. Cette façon de voir la question est déjà significative du fait que M. Dupuis-Déri, comme beaucoup d’autres avant lui, ne comprend toujours pas de quoi il s’agit quand il s’agit du prolétariat, parce qu’il pose la question en séparant le prolétariat de son rapport dialectique avec la bourgeoisie.

Dans le capitalisme, la société est divisée en classes sociales dont les deux principales sont le prolétariat et la bourgeoisie. Le prolétariat est constitué de toutes les personnes qui n’ont, pour survivre, que la vente de leur force de travail alors que la bourgeoisie est la classe à laquelle le prolétariat vend sa force de travail et qui est propriétaire des moyens de production et de distribution. L’ensemble de la richesse est produite soit par le travail, soit par la nature; dans ce dernier cas le travail est nécessaire pour exploiter cette richesse à des fins humaines, ce qui nous fait dire que le travail du prolétariat est en définitive source de toute richesse. En d’autres mots, si la bourgeoisie est si puissante, c’est qu’elle vole une partie du travail du prolétariat et se l’approprie, l’utilise à ses propres fins.

Ces deux classes sont elles-mêmes dans une relation dialectique, elle sont des pôles opposés par nature: la richesse de la bourgeoisie – donc en définitive sa puissance – est inversement proportionnelle à celle du prolétariat. Cela signifie que pour un niveau de richesse donné, plus le prolétariat conserve pour lui-même les richesses qu’il produit, plus la bourgeoisie est faible.

M. Dupuis-Déri, lui, ne voit qu’un côté de la médaille. Voyant la bourgeoisie si forte, il chie dans son froc, oubliant que cette puissance a son équivalent dans le prolétariat, puisque c’est de son travail que la bourgeoisie tire sa force. Dans son analyse, à force de ne regarder qu’un côté du rapport dialectique(3), à force de n’en valoriser qu’un de ses termes au dépend de l’autre, M. Dupuis-Déri en vient à ne plus voir qu’en définitive, le capitalisme est un rapport social et qu’à ce titre, il est le produit de l’activité humaine. Or, ce que l’activité humaine a fait, elle peut aussi bien le défaire.

En tant que révolutionnaires, il nous importe donc de développer au maximum cette critique de la totalité, et de dénoncer les idéologies parcellaires pour ce qu’elles sont : des représentations mentales issues des rapports de production, exprimant la logique séparatrice du capital et, en définitive, renforçant son emprise sur le monde. On comprendra alors aisément que nous n’avons que faire du petit ton moraliste de M. Dupuis-Déri, qui tente de nous imposer une fausse solidarité en nous appelant à cesser notre critique.

b) Du réformisme

D’autant plus que ce qui se cache derrière cet appel à la solidarité, c’est un retour à la bonne vielle méthode pragmatique qui veut que les luttes se suffisent en elles-mêmes, qu’elles soient en quelque sorte le but du mouvement plutôt que d’en être le moyen. Cette approche des luttes sociales et l’abandon de la perspective révolutionnaire sont symptomatiques de cette méthode qui refuse radicalement de voir la société comme une totalité et préfère la voir comme un agrégat plus ou moins cohérent de divers phénomènes(4). Cette approche voudrait lutter contre les manifestations actuelles et individuelles du système mais oublier la réalité qui permet leur existence. Elle voudrait en outre laisser tomber l’opposition globale à cette dernière. Laisser tomber cette opposition globale, c’est pourtant se condamner à aller nulle part, c’est de lutter indéfiniment contre des multitudes de formes d’oppression et d’exploitation sans jamais aller vers un but.

Le but est important parce que toute lutte présuppose nécessairement une autre conception des rapports sociaux que celle contre laquelle elle proteste, même si cette conception est confuse et sous-entendue plutôt qu’ouvertement exprimée. Cette conception est elle-même dictée par les rapports sociaux : ou bien elle survalorise le passé et veut recréer les anciens rapports de production dans le mode de production actuel, ce qui est une chimère, ou bien elle contient en elle-même l’issue à la contradiction qui provoque la lutte, ce en quoi elle exprime un contenu communiste. Le rôle révolutionnaire de la lutte est là : c’est de dégager progressivement, par tâtonnements, un contenu explicite aux mouvements de résistance.

Parce que la conception réformiste n’implique pas une vision différente des rapports sociaux mais exprime, en définitive, une approbation du système, celle-ci ne peut être en mesure de faire réellement changer les choses. La contradiction principale du réformisme est bien là : en se privant d’une perspective de changement total, donc d’un idéal à réaliser, il devient incapable d’être un moteur de changement social parce qu’il ignore vers quoi doit tendre sa réforme. C’est pourquoi le réformisme est condamné à piller le programme révolutionnaire, à en extraire des fragments pour tenter de colmater les brèches du système. Fondamentalement, le réformisme n’est donc pas un moyen de changement social mais une façon de récupérer le contenu intrinsèquement critique des luttes populaires pour le rendre inoffensif.

En retour, l’absence de but éparpille les forces sociales d’opposition et les rend d’autant plus vulnérables qu’en tant que rapport social, le capitalisme produit lui-même les conditions de son renouvellement, ce qui fait que ne pas s’attaquer à lui en tant que totalité lui permet de se reconstituer là même où on croyait l’avoir vaincu(5). Concrètement, lutter seulement pour limiter les effets du système, c’est se condamner à perdre dans une période ce que l’on a gagné dans la précédente, les gains d’une période disparaissant dans la crise de l’autre.

On ne peut donc pas opposer statiquement les luttes sociales à la lutte finale sans approuver, en définitive, les fondements du système capitaliste. De deux choses l’une : ou bien on est contre le capitalisme et on intègre les luttes sociales dans une lutte plus générale pour l’abolition de ce système pourri; ou bien on croit qu’en définitive, le capitalisme n’est pas si mauvais et on tente de l’améliorer, ce qui implique nécessairement d’en accepter les effets issus de son fonctionnement propre.

C’est dans ce sens que doit être vu l’appel fait au mouvement anarchiste de redevenir impérativement  révolutionnaire. Pour notre part, notre objectif n’est pas de dénigrer les luttes sociales menées par les anarchistes d’aujourd’hui, mais, en ce qui a trait aux luttes, de critiquer cette pratique qui fait que les luttes se mènent par secteur spécifique, de façon souvent isolée les unes des autres. La lutte globale contre le système dans sa totalité est ainsi évacuée, ce qui laisse la perspective révolutionnaire bouchée – au grand plaisir de M. Dupuis-Déri pour qui même la pensée d’une révolution est source de frayeur.

c) Du révisionnisme historique

La même méthode, qui consiste à fragmenter les luttes sans voir que le règlement de leurs déterminants généraux est aussi le règlement de leur problématique particulière, l’amène jusqu’à un révisionnisme historique profondément révoltant, tendant à justifier l’ordre actuel en attribuant aux révolutions des conséquences qui sont en fait celles des contre-révolutions. Lorsque M. Dupuis-Déri affirme, sans en apporter d’exemples précis bien entendu, que les femmes, les minorités ethniques et les petits paysans ont été floués par la révolution, il reprend là un des plus grotesques mensonges jamais inventés par l’extrême droite pour justifier leur répression contre-révolutionnaire.

Pourtant, un simple cours d’histoire de premier cycle universitaire est suffisant pour constater que la révolution russe fut non seulement menée par des femmes(6) aussi bien que par des hommes, que le mouvement makhnoviste fut en fait un mouvement défendant les petits paysans, que la première constitution soviétique proclamait le principe de l’égalité des langues et des nations(7). Plus encore, la société soviétique fut la première au monde à légaliser le divorce et l’avortement, à tendre dans les faits à égaliser les salaires des hommes et des femmes et à affirmer clairement la responsabilité de la société toute entière dans l’éducation et le soin des enfants par l’instauration d’un système de crèches publiques.

Toutes ces conquêtes incroyablement avancées pour l’époque, le peuple russe les devait à la poussée formidable de la révolution. Peu à peu, le bolchévisme puis le stalinisme ramenèrent la condition des femmes, des paysans, des minorités ethniques à la situation qui prévalait sous le tsarisme. Mais ce retour à la normale est le résultat de la contre-révolution : la révolution n’a pas « floué » « les groupes dont l’on se dit solidaire ». Elle a simplement reculé sous la pression, laissant la place à l’ancienne situation qui, par rapport aux acquis révolutionnaires, était effectivement un recul.

Quant à la deuxième révolution de laquelle l’anarchisme se réclame traditionnellement, la révolution espagnole, elle fut elle-même le théâtre des collectivisations agraires les plus complètes jamais pratiquées, ce qui en soit est suffisant à démontrer le côté paysan de la révolution. De plus, le mouvement révolutionnaire espagnol avait lui-même comme constituants les mouvements de libération nationale basques et catalans qui cohabitaient avec le POUM et la CNT-FAI. Quand on ajoute à cela le fait que les femmes du prolétariat ont participé largement aux milices antifascistes et à l’effort de guerre à l’arrière, que leur organisation la plus forte, les Mujeres Libres, a été constamment à l’avant-plan de la lutte espagnole, on ne peut que conclure que M. Dupuis-Déri est profondément dans l’erreur quand il affirme que « les groupes dont l’on se dit solidaire ont également été floués lors des révolutions globales ».

De plus, M. Dupuis-Déri nous montre toute l’étendue de son ignorance quand il assimile la conception anarchiste de la révolution avec « la prise d’une Bastille ou d’un Palais d’hiver et l’érection de barricades dans les rues d’un centre-ville. » Il semble que M. Dupuis-Déri ait ici pris Don Quichotte pour modèle : il attaque une conception qui n’a jamais été celle des anarchistes. Les anarchistes ne sont pas blanquistes(8); ils ne croient pas qu’il soit suffisant de prendre le siège du gouvernement et de l’occuper. Les révolutions qu’ils ont inspirées ont plutôt eu tendance à faire le contraire. Dire que la révolution russe n’a été que la prise du Palais d’hiver est une erreur grossière(9) qui réduit tout un processus à l’action « minoritaire » du parti bolchévique. Même les plus staliniens d’entre les staliniens  n’ont pas une analyse aussi tronquée, aussi réductrice, de la révolution russe.

Constater que la simple énumération de faits historiques largement connus détruise l’argumentation de M. Dupuis-Déri nous montre en fait que la rigueur et la cohérence ne sont pas des exigences pour lui. À l’instar d’Ernst Zündel(10), son exigence est plutôt de confirmer, par tous les moyens possibles, la validité de sa théorie, fût-ce au détriment de faits par ailleurs largement connus.

2) De la nécessité objective de la révolution

a) Sur les contradictions actuelles

Nous sommes révolutionnaires parce que nous considérons que le renversement total du système et son remplacement par le communisme anarchiste est la seule solution viable à long terme qui s’offre à l’humanité pour résoudre les immenses problèmes que le capitalisme et les États sont en train d’exacerber. L’horizon capitaliste ne nous offre qu’esclavage, pollution, guerre, dictature. Faire son choix n’est pas une question de croire possible telle ou telle chose mais une question de savoir nécessaire la destruction totale de ce système criminel.

La révolution n’est pas une possibilité romantique dont il faut rêver en écoutant des films de Ken Loach, mais une nécessité historique dont dépend l’avenir de l’humanité. Seuls les inconscients ne seront pas d’accord sur ce constat d’impérativité; du reste toute la culture, même la plus capitaliste, exprime cette observation que le monde n’est plus possible tel qu’il est. Crise de la production; crise du travail; crise écologique; crise de l’ordre mondial; crise des valeurs; crise sexuelle: où règne le capital – c’est-à-dire partout – les contradictions se développent et s’accentuent.

Il nous semble dérisoire de prétendre que le monde capitaliste puisse durer encore longtemps sans faire face de plus en plus violemment à ses propres contradictions. Non seulement la socialisation de la production ne correspond plus, depuis longtemps, au régime de propriété privée, mais d’autres contradictions insurmontables sont en train de voir le jour. Ainsi, la contradiction entre le mode de production capitaliste et les possibilités techniques qui permettent une réduction du travail sans précédant dans l’histoire provoque des crises sociales comme l’explosion des banlieues françaises. La contradiction entre la production de la valeur d’échange et l’accumulation du capital réclame un abaissement des coûts de main-d’oeuvre, provoquant soit des baisses de salaires soit des délocalisations, renforçant ainsi le travail précaire – et la précarité dans les conditions de vie qui s’ensuivent. Cette pression sur les salaires produit de plus en plus de crises, comme le mouvement anti-CPE en France ou l’éclosion d’un mouvement de révolte dans le prolétariat américain immigrant.

Même dans les pays « avancés » la crise se dévoile de plus en plus crûment : les émeutes des banlieues françaises, la situation des prolétaires aux États-Unis, l’effondrement de l’Argentine sont tous des moments d’une crise beaucoup plus générale et déjà commencée. Il ne faut pas être devin pour voir que ce qui s’en vient dans les pays les plus avancés se retrouve déjà à l’état latent dans ces moments de crise sociale. Or, la solution à ces crises sociales ne se trouve pas à l’intérieur du capitalisme. Partout sur la planète, le capital a cessé de répondre aux exigences des populations par l’instauration de programmes positifs et progressistes – sauf dans des cas spécifiques où les ressources de l’État sont telles qu’il peut encore servir de tampon social, comme au Venezuela (et encore, cela se fait en aggravant la crise écologique mondiale par la vente de pétrole).

Partout ailleurs, le capital et les États répondent aux demandes des populations par plus de répression, plus de coupes, plus d’autoritarisme. Ce sont nos luttes « défensives » qui poussent le capital et les États vers ce genre de solutions. Cet état de fait n’est pas le résultat de la prédominance idéologique des ultra-libéraux en économie, des néoconservateurs sur le plan social et des faucons sur le plan politique. Au contraire, la prédominance de ces idéologies s’explique par le fait qu’elles apportent au capitalisme et aux États les réponses dont ils ont besoin pour maintenir le système en place. Pour le dire autrement : le durcissement actuel du système est le résultat d’une contingence endogène à l’infrastructure capitaliste, et non le résultat d’un volontarisme subjectif issu de la superstructure. L’autoritarisme, la répression, la guerre, l’appauvrissement, bref les solutions actuelles de la bourgeoisie, celle-ci ne les adopte pas par pure méchanceté mais parce que le système est arrivé au bout de son cycle.

b) Sur le « néolibéralisme »

Pour bien comprendre ce que cela veut dire, il nous faudra se plonger dans un court historique des dernières décennies, du dernier cycle capitaliste : la phase néolibérale.

Le capitalisme avait offert aux prolétaires d’Occident plusieurs avantages durant les « trente glorieuses », parce que le saut productif permis par une nouvelle organisation du travail et de nouvelles technologies avait relancé la croissance, elle-même stimulée par des destructions sans précédant en Europe et en Asie causée par la Seconde guerre mondiale. Mais cette croissance a produit elle-même ses propres contradictions et ne s’est réalisée qu’au prix d’une nouvelle augmentation de la composition organique du capital(11) (et incidemment d’une crise écologique de plus en plus visible). A son tour, cette augmentation détermine une chute relative des taux de profit(12) en même temps que socialement, les luttes des années 1960-70 exigent une revalorisation de la main-d’oeuvre.

En 1974, la crise éclate ouvertement. La bourgeoisie tente d’abord de répondre par les moyens habituels : resserrement du crédit, contrôle de la monnaie. Bien vite, ces solution apparaissent limitées et la fin des années 1970 est marquée par une inflation galopante et par des taux d’intérêts qui grimpent en flèche (quelquefois jusqu’à 20%, ce qui ne s’était pas vu depuis la crise de 1929). La solution pour répondre à la crise devient rapidement évidente : il faudra attaquer directement les acquis des travailleurs pour relancer les profits.

Dès lors, le cycle que nous connaissons bien est commencé. Il sera marqué par une série d’attaques contre le prolétariat que certains nommerons néolibéralisme : délocalisation de la production vers le Tiers-monde, compressions dans les programmes sociaux, diminution des salaires, élagage de la fonction publique, retour au travail précaire, instauration de la concurrence mondiale entre travailleurs. Puis, dans une deuxième phase, il sera marqué par une extension des domaines de valorisation(13) du capital : on veut ouvrir la santé, l’école, l’eau potable et tout une série d’activités productives au capital. On palliera, en partie, la baisse des taux de profit en s’appropriant de manière privée une plus-value autrefois distribuée plus ou moins socialement.

Tout cela pendant que, ailleurs sur la planète, le capitalisme détruit les anciens modes de vie, instaure ses propres rapports sociaux, favorise les dictatures, fait travailler les enfants, détruit les économies agraires non capitalistes – causant ainsi des famines.

De ces constats se dégage la conclusion suivante : ce que le capitalisme a donné pour calmer les luttes, sa propre logique est en train de le forcer à nous l’enlever. C’est pourquoi nous voyons l’État-providence, le compris keynésien, se désagréger sous nos yeux. De même, ce que le capitalisme donne ici, il le reprend ailleurs. C’est pourquoi l’approvisionnement en essence se paye avec les bombes sur Bagdad, les bas prix de Wal-Mart avec la généralisation du travail précaire.

3) De la nécessité subjective de la révolution

Quand M. Dupuis-Déri affirme avoir plus à perdre qu’à gagner d’une révolution, il affirme clairement que sa position sociale lui confère des privilèges sur la majorité de la population. Toutefois, lorsqu’il nous avoue ce fait, il semble encore qu’il passe par-dessus un des aspects les plus importants de la question. En effet, pour lui, sa situation privilégiée se résume à sa « condition de vie matérielle », à savoir aux avantages purement matériels que lui confère sa situation.

Nous ne contestons pas l’importance que peut revêtir les conditions matérielles de vie pour l’apparition d’un processus révolutionnaire. Nous croyons que de plus en plus, entre autres pour les raisons invoquées dans la précédente section, le capitalisme fera pression sur les conditions de vie des populations, y compris dans notre monde occidental industrialisé.

Toutefois, une approche qui ne mettrait en avant que les conditions objectives nous semble profondément réductrice. Cette réduction occulte la différence profonde qui existe entre la situation de M. Dupuis-Déri – professeur d’université – et, par exemple, celle d’un prolétaire travaillant à de hauts salaires dans l’industrie de l’informatique. Il ne faut pas réduire la nécessité de la destruction du capitalisme aux simples facteurs matériels mais au contraire, réaffirmer que lorsque le capitalisme nous inonde de marchandises, cela se paie au détriment de notre activité quotidienne consciente. « Rien dans l’activité volée au travail ne peut se retrouver dans la soumission à son résultat. »(14)

Le prolétaire doit, pour survivre, vendre sa force de travail au capitaliste. Or, lors de l’utilisation de cette force de travail, le prolétaire ne s’appartient plus, il est transformé en chose, il est réifié. La majorité de son temps éveillé, il la passe en tant qu’objet qui ne contrôle pas sa propre activité, qui est soumis à la dictature du capital. Ce n’est qu’en échange de sa vie, en échange de sa créativité, en échange de son être que le capitalisme lui permet une survie augmentée.

Mais cette situation est difficilement visible pour des gens comme M. Dupuis-Déri, qui a bien en main les tenants et les aboutissants de son activité productive. Il détermine lui-même le contenu de ses cours, il choisit les thèmes qu’il va aborder, il décide de l’angle d’analyse sous lequel il va aborder ces thématiques. Il peut publier ses travaux et en retirer un profit, peut-être même a-t-il déjà un budget de recherche discrétionnaire, dont il peut disposer à sa guise. Bref, à l’intérieur d’un certain cadre, son activité lui appartient presque entièrement.

D’un côté nous avons le prolétaire dépossédé de son activité, de l’autre le professeur en contrôle de la sienne. Il n’est pas surprenant, de fait, que M. Dupuis-Déri ne voit que ce qu’il peut perdre dans une révolution, et non ce que le prolétariat a à gagner, c’est-à-dire le contrôle de sa propre existence.

4) Diversité des stratégies ou des idéologies ?

Quand vient le temps d’exprimer une position sur le fouillis que constitue l’anarchisme contemporain, nous cherchons vainement un jugement clair – à défaut d’éclairé – de la part de M. Dupuis-Déri. Seule l’idée de révolution se mérite une critique de sa part(15).

Que des gens expriment le projet de ramener l’humanité 2 000 000 d’années en arrière, il ne trouve rien à y redire. Que d’autres fassent l’apologie de la pédophilie, rien non plus. Que ses collègues professeurs de sociologie instaurent un obscurantisme intellectuel dans l’université et M. Dupuis-Déri ressent toujours le syndrome de la page blanche. Mais que tous ces idiots se proclament anarchistes et ils se sont soudain trouvé un ardent défenseur qui, au nom de la diversité, pourfendra les mécréants de Hors-d’Øeuvre qui ont osé remettre en question leurs conceptions !

Il semble que pour M. Dupuis-Déri, l’anarchisme ne soit rien d’autre qu’une vulgaire juxtaposition de conceptions contradictoires – quelquefois carrément anti-humaines –  mais toutes aussi valides les unes que les autres. L’irrationnel anti-scientifique côtoie des théories fondées sur un raisonnement logique : M. Dupuis-Déri ne juge pas de la validité de ces discours, il les analyse comme s’ils avaient tous la même valeur(16). Cette espèce de relativisme ontologique –  très à la mode semble-t-il – il ne le renie pas, il le fait sien, il se l’approprie avec plaisir. Pour lui, la remise en question de ce dogme est non seulement hors de question, mais elle ne peut servir que l’État, les flics, la répression.

Pourtant, comme le souligne fort justement M. Baillargeon dans son texte contre le charlatanisme académique(17), c’est plutôt le contraire qui risque de se produire. À nier ainsi la valeur spécifique de la raison, on ne peut plus juger, on ne peut plus démêler la propagande de la réalité, on devient une victime des firmes de relations publiques, manipulable à souhait et ne pouvant plus s’opposer à quoi que ce soit. La raison sert à départager le plausible du farfelu. Un mouvement politique comme l’anarchisme ne peut donc pas mettre au même niveau un discours issu de la raison d’un discours farfelu : l’un est susceptible de s’appliquer à la réalité alors que l’autre ne l’est pas.

Aveugle à ce danger, M. Dupuis-Déri considère que la diversité – même si elle est auto-contradictoire – est plutôt une force qu’une faiblesse. C’est oublier que l’avantage de la diversité, c’est justement de pouvoir juger ce qui nous est présenté comme idées, comme tendances. Dans ce sens, se limiter à défendre la diversité pour elle-même, c’est se condamner à la médiocrité perpétuelle. Le mouvement anarchiste est maintenant rendu à une étape où il ne peut plus continuer à être un mouvement unitaire sans juger du bien-fondé de certains concepts contradictoires. Camoufler le débat au nom de la diversité, c’est condamner l’anarchisme soit à la stagnation, soit à l’éclatement. Mais M. Dupuis-Déri ne voit pas ce problème. Il préfère prendre des vessies pour des lanternes, et croit voir dans la critique des idéologies anarchoïdes une dénonciation des luttes sociales menées par les anarchistes. Il nous faudra donc approfondir cette critique qui, semble-t-il, est si difficilement saisissable pour notre distingué savant « ès anarchisme ».

a) Le primitivisme

Dévoilons le fait tel qu’il est: il y a une tendance de l’anarchisme qui prône le retour de l’humanité à une vie d’il y a deux millions d’années. Ce retour à un tel mode de vie – considéré souhaitable par les primitivistes – implique pourtant nécessairement la destruction de la majorité de la population humaine. En effet, s’il est une chose dont les préhistoriens sont sûrs au sujet de la vie humaine primitive, c’est bien le fait que leur mode de vie extensif n’est compatible qu’avec une très faible densité de population. Ces peuples vivant essentiellement de chasse et de cueillette, le territoire nécessaire à la satisfaction de leurs besoins de base se doit d’être étendu au maximum. La superficie de la terre étant limitée, le nombre d’êtres humains devra être réduit en conséquence, d’autant plus que toute forme de technologie permettant de nourrir plus d’individus avec la même superficie est spécifiquement considérée comme la source de tous les maux de l’humanité.

Ce que nous déduisons logiquement de ce constat : ou les primitivistes souhaitent un génocide qui permettrait à leur théorie de devenir réalité, ou bien ils ont complètement abandonné l’idée qu’une révolution libertaire puisse survenir et changer le cours de l’histoire et anticipent la destruction presque totale de l’humanité par le processus historique actuel. Dans le premier cas, ce sont des fous dangereux qui, s’ils sont sérieux, sont susceptibles de produire un terrorisme anti-humain à caractère nihiliste dans la lignée du Unabomber. Dans le deuxième cas, on se demande pourquoi ils prennent la peine de s’expliquer et de développer leur théorie puisque, de toute façon, les traces de celle-ci seront détruites par « l’écocide mondial » que la « mégamachine »  technologique est en train de mettre en branle.

b) L’anti-organisation

M Dupuis-Déri nous accuse de prétendre qu’une « bonne organisation anarchiste cause une révolution réussie ». Une telle lecture du débat est non seulement consternante et outrancièrement simplificatrice, mais semble oublier que dans la « diversité » défendue par M. Dupuis-Déri se retrouve un courant anarchiste niant toute nécessité organisationnelle, même pour une société libérée de toute exploitation et de toute oppression. Cette tendance lie formellement toute forme d’organisation humaine à l’oppression de l’individu. Dans ce contexte, il est non seulement futile de dénoncer la Proposition de guerre, il devient absurde de ne pas se prononcer sur le fond. Plus, il faudrait aussi nous expliquer comment les communautés humaines, libérées du capital, de l’État et du patriarcat, pourraient maintenir un tant soit peu un niveau d’humanité sans une organisation sociale quelconque.

M. Dupuis-Déri – adoptant ainsi les préjugés du libéralisme ambiant dans lequel il étudie et travaille – préfère défendre, tel Don Quichotte, le moulin à vent de la « diversité des stratégies ». Pourtant, la diversité des stratégies, des tactiques et des modes de vie ne dispense pas l’humanité d’être organisée pour combler ses besoins. Dans le contexte d’un renversement révolutionnaire du système, la non-organisation mène soit à la mort de millions de personnes, soit – de façon plus probable –  à la prise du pouvoir par le groupe qui saura répondre aux nécessités immédiates. Ces nécessités immédiates (l’eau potable, la nourriture, le logement, les soins de base) ne sont pas d’un ordre idéologique et ne peuvent être résorbées par la propagande : de leur solution dépend la survie de la population. Dans ce cadre, l’anti-organisationalisme repousse effectivement les masses de l’anarchisme; un mode de vie prônant la récupération des déchets ou le végétalisme n’y peut rien.

Le succès et la crédibilité de l’anarchisme dépendent étroitement de la solution des problèmes d’organisation immédiats, tels que la distribution des vivres, l’approvisionnement en eau potable et en électricité, le logement pour tous. Refuser d’envisager maintenant ces problèmes, sous prétexte que la révolution est lointaine et n’arrivera pas, c’est condamner l’anarchisme – pourtant la seule théorie révolutionnaire qui n’a pas abouti au contraire de ce qu’elle prône – à végéter en marge de l’histoire, comme une utopie irréalisable qui se nourrit d’idéaux nobles mais dont l’application est incompatible avec toute forme de société. Pour notre part, nous refusons ce faux choix entre l’autoritarisme et les micro-sociétés « primitives ». Nous refusons ce choix de dupes entre une société organisée et couvrant les besoins de base de tous mais autoritaire et une société « libre » mais limitée à l’échelle de quelques individus. Nous croyons que les classes populaires, les exploité-es, les opprimé-es sont capables de construire un monde où tous seront égaux mais aussi libres, et ceci en conservant les connaissances et les capacités techniques qui font que l’humanité pourrait garantir à toutes et tous un niveau de vie décent. Pour la première fois dans l’histoire, nous avons les moyens techniques de nourrir, loger et soigner la totalité de l’humanité : ce qui nous en empêche, ce sont les rapports de productions hérités d’une autre époque.

Cette occasion incroyable de réaliser l’aisance pour tous – comme le disait si bien Kropotkine – doit maintenant devenir un impératif politique pour tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté.


« Est-il besoin d’une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience change avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale ? Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. »

Karl Marx & Friedrich Engels,
Manifeste du parti communiste, 1847

En guise de conclusion:
M. Dupuis-Déri et la marchandise-savoir

Nous avions souligné, plus tôt dans ce texte, que le capitalisme en manque de valorisation était à la recherche de nouveaux secteurs à coloniser, de nouvelles branches dans lesquelles imposer le rapport capitaliste. Il semble que cette constatation n’épargne ni l’université ni M. Dupuis-Déri en tant que son digne représentant dans la mouvance anarchiste.

Ce qu’implique cet impérialisme du capital sur tous les aspects de la vie, sur toutes les parties de la société, c’est de soumettre à la loi de la valeur toutes les sphères possibles de l’activité humaine, de transformer toute forme d’activité humaine en travail salarié. Ce faisant, la loi de la valeur développe ses propres présupposés et impose un rapport social qui reproduit les mêmes catégories que l’on peut voir à l’oeuvre dans le capitalisme classique. Pour bien comprendre les effets de la loi de la valeur sur l’université, il nous faut ici prendre un petit détour par l’économie politique.

La valeur se divise en deux : la valeur d’usage et la valeur d’échange. La valeur d’usage d’un stylo, par exemple, est d’écrire; la valeur d’échange de ce même stylo s’exprime sous la forme du prix. Le passage de la forme valeur d’usage à la forme valeur d’échange implique que le stylo se voit conférer des propriétés communes avec toutes les autres marchandises – pour être échangeable il doit être comparable, et cette comparaison implique que l’on réduise la valeur d’usage à la valeur d’échange. L’économie politique nous apprend, avec David Ricardo, que le contenu de la valeur d’échange est le travail humain vivant. C’est donc sur la base de la quantité de travail humain contenu dans une marchandise que celle-ci peut être comparée et échangée avec les autres marchandises, mais le plus souvent contre leur équivalent général : l’argent.

Le propre du capitalisme est de produire pour échanger des marchandises, de produire non pour la consommation personnelle du patron mais dans l’objectif de la vente. Sans la vente, la valeur de la marchandise ne se réalise pas, le travail qui y a été incorporé est perdu. Dans ce contexte, la valeur d’usage n’a d’importance que dans la mesure où elle permet à la marchandise de se vendre. Sa qualité, sa solidité, son authenticité n’ont plus vraiment d’importance. Le capitalisme moderne nous offre un grand nombre d’exemples où la qualité des produits a été sacrifiée à la valeur d’échange : c’est une tendance générale du capitalisme que de dégrader la qualité des marchandises, au moins jusqu’au prochain saut technologique.

En appliquant les catégories de la valorisation, à la suite de ce petit détour par l’économie politique, à l’université et plus particulièrement aux sciences sociales, on est en mesure d’expliquer, au moins en partie, pourquoi la crise de l’université frappe principalement les sciences sociales, et par ricochet le mouvement anarchiste et les révolutionnaires.

Lorsqu’elle s’attaque aux sciences pures et appliquées, à la technologie de pointe ou à la médecine, par exemple, la valorisation fait face à des consommateurs très vigilants, qui ne veulent pas employer une force de travail incompétente et qui comptent bien que l’université serve les intérêts du développement technique et scientifique du capitalisme.

Parce qu’elles ne servent pas directement au capital, comme les sciences pures, les sciences sociales sont les premières touchées par la dégradation de la valeur d’usage qui résulte de la transformation du savoir en marchandise. Parce que l’utilité des sciences sociales ne se justifie pas directement dans la production, son utilité, sa valeur d’usage, a une importance moindre que sa valeur d’échange. Comme toutes les valeurs d’usage destinées à la consommation de masse, le savoir propre aux sciences sociales se dégrade.

En produisant un discours destiné au marché universitaire, le producteur de celui-ci, en bonne économie politique, est indifférent à sa valeur d’usage. Celle-ci ne le concerne que tant que le consommateur – l’étudiant – exige de lui une marchandise de qualité. Mais puisque par nature l’étudiant n’est pas outillé(18) pour juger de cette valeur d’usage, le professeur peut dire n’importe quoi. Le rôle du professeur n’est plus de transmettre un savoir ayant la meilleure valeur d’usage possible – donc basé sur la raison  – mais de produire un discours, un pseudo-savoir, qui pourra en conséquence être vendu aux étudiants sur la mesure de la quantité de travail qui a été utilisée pour le produire, et non selon des fondements rationnels qui deviennent par là-même accessoires.

La rationalité, jadis un critère pour juger de la validité d’une théorie, devient tranquillement indifférente. Ce qui compte, ce n’est pas qu’une théorie soit potentiellement applicable à la réalité, c’est qu’elle se vende, que l’offre rencontre la demande. Que le discours réalise sa valeur dans les frais de scolarité. Si un discours irrationnel se vend aussi bien qu’un discours rationnel, leur égalité est posée. Le relativisme ontologique – cette tendance à considérer tout discours, peu importe son contenu, comme étant égal à tout autre discours – naît pour justifier cet état de fait.

M. Dupuis-Déri est à ce titre le digne représentant de ce que l’université capitaliste a de plus mauvais à offrir à l’humanité. La somme de sa production intellectuelle est un ramassis de prétentions, une fraude intellectuelle permanente, un fouillis misérable de points de vue mal assumés. Sa seule existence en tant que professeur révèle à coup sûr l’état de putréfaction avancé dans lequel baignent les sciences sociales actuelles.

M. Dupuis-Déri se fout bien que plusieurs idéologies anarchistes soient irrationnelles; pire, il les défend lorsqu’elles sont attaquées. Il se fout de l’histoire : il pratique, nous l’avons vu, le révisionnisme historique. Sa méthode d’analyse, pour ce que nous en percevons, est profondément mystificatrice : elle exprime la logique séparatrice du capital. Sa compréhension de la révolution ne va pas au-delà du putschisme ou du romantisme des barricades. Sa compréhension de ce qu’il y a d’horrible dans cette société se limite aux aspects les plus visibles, purement matériels. Il ne voit pas la négation de la vie, du contenu de notre existence, dans le capitalisme et dans son corollaire, le salariat.

De fait, il n’est que la plus récente mouture d’un relativisme ontologique ayant élevé l’irrationalité vers de nouveaux sommets, et qui se fait un point d’honneur de tolérer n’importe quoi. Ce relativisme est, dans le milieu universitaire, l’avatar de la loi de la valeur et de sa forme naturelle – notre vielle ennemie la marchandise. Que M. Dupuis-Déri en soit le défenseur n’est pas qu’anecdotique : nous avons vu en lui la cristallisation de tout ce qui est détestable dans l’anarchisme contemporain.


(1) Cette conception est elle-même une émanation d’une idéologie capitaliste – qui en tant que rapport social produit des représentations propres à se justifier lui-même. Le libéralisme se targue d’être rationnel quand il organise la production dans l’entreprise de façon scientifique, mais sur le plan de la totalité son irrationalité est manifeste. Non seulement toute planification est réprouvée par la loi du marché, mais la concurrence provoque des remous bien inutiles; de même, la tendance immanente du capitalisme à la surproduction cohabite avec des famines et de la pauvreté littéralement scandaleuse.

(2) Et puis pourquoi les « élites » ? M. Dupuis-Déri fait lui-même partie de l’élite, cela veut-il dire qu’il se considère comme l’ennemi ? Et que dire de Richard Desjardins, ou de Patrick Roy ? Est-ce leur « cohésion » qui fait tenir le système ? Pour notre part nous préférons d’emblée être clair: notre ennemi est la bourgeoisie, une classe sociale qui tire son pouvoir de l’extraction de la plus-value au prolétariat par le biais de la loi de la valeur.

(3) À un point tel où il met souvent prolétaires entre guillemets !

(4) Dans cette approche nous reconnaissons bien sûr notre vieil ennemi le postmodernisme – véritable maladie virulente qui attaque principalement les universitaires.

(5) Par exemple, le néolibéralisme est en train d’enlever aux travailleurs et aux travailleuses tous les gains issus des années 1950-1970.  Pour plus de détails, voir plus loin la section De la nécessité de la révolution.

(6) La journée internationale de la femme, le 8 mars, commémore en fait la mobilisation des femmes russes du 8 mars 1917 (calendrier occidental) qui mena à l’abdication du Tsar et l’instauration de la république bourgeoise de Kerensky.

(7) Preuve s’il en faut que le mouvement révolutionnaire a tendu à faire éclater le carcan de l’empire, qui fut restauré graduellement par le bolchévisme ensuite.

(8) Louis-Auguste Blanqui, révolutionnaire socialiste français du 19e siècle, célèbre pour ses nombreux coups d’État manqués.

(9) On ne peut que référer M. Dupuis-Déri et nos lecteurs à l’ouvrage fantastique de Voline : La révolution inconnue.

(10) Ernst Zündel est un négationniste: il nie la réalité du génocide hitlérien contre les juifs. En tant que négationniste, il est aussi révisionniste.

(11) La composition organique du capital est le rapport entre le capital constant (les moyens de production) et le capital variable (les salaires). L’augmentation de la composition organique du capital veut donc dire qu’on investit de plus en plus d’argent dans les moyens de production par rapport aux salaires.

(12) Seul le travail humain crée de la nouvelle valeur d’échange. La machine, pour sa part, ne fait que transmettre une part de sa valeur dans chaque produit qu’elle aide à créer. Il en résulte que moins on utilise le travail humain, moins les taux de profit sont au rendez-vous, ce qui, soit dit en passant, est un fait actuellement constaté par les économistes.

(13) La valorisation, c’est le processus par lequel le capital crée de la nouvelle valeur.

(14) Guy Debord, La société du spectacle, thèse 27.

(15) Pour être juste envers M. Dupuis-Déri, nous ajouterons qu’il a également critiqué les errements contenus dans l’éditorial du Trouble portant sur le féminisme. C’est là un des seuls terrains d’entente que nous avons pu trouver avec lui.

(16) Voir à ce sujet l’incroyable postface de M. Dupuis-Déri au livre de Marc-André Cyr La presse anarchiste au Québec – 1976-2001, 2006. Celle-ci est disponible sur notre forum à l’adresse suivante : http://www.hors-doeuvre.org/forum.

(17) Science, vérité, démocratie: contre le charlatanisme académique, également disponible sur notre forum.

(18) Le but de suivre un cours est d’acquérir cet outillage. Nous présumons donc que l’étudiant ne le possède pas, même si dans la réalité il arrive que certains d’entre eux soient en mesure de juger de la qualité de l’enseignement.

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4 Réponses to “L’anti Dupuis-Déri”

  1. Le Mouton Marron Says:

    Je vois que vous citez Hors-d’Oeuvre. Vous êtes copains?

  2. papamarx Says:

    J’ai écrit ce texte en réponse à FDD suite à sa proposition de paix en 2006. Comme je connais les gens de HO et que je leur avait parlé de ce texte, ils ont choisi – avec ma permission – de le publier sous leur nom.

  3. Le Mouton Marron Says:

    Merci pour la mise en contexte.

  4. Bah Says:

    Bah : D-D se rend compte que c’est très dur la lutte politique, aujourd’hui, avec cette petite bourgeoisie gnangnan et tous ces endettés d’en-bas qui croient pouvoir spéculer comme ceux d’en haut sur le dos des plus pauvres des pauvres.

    Et de l’autre côté, il y a cette masse d’abrutis de la droite nationaliste populiste et de la droite de l’hypermarché qui sont en train d’accuser les « libéraux » contemporains (c’est à dire pas que ce ne sont pas des libéraux, c’est exact, mais des adeptes du libre-marché avec certaines restrictions) d’être des communistes.

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